Apparu les traits fatigués, il n'a pas fait le moindre pronostic sur les résultats, attendus dans la soirée. 

Peu auparavant, le principal candidat de l'opposition avait été le premier des deux à déposer son bulletin à Ankara: "La démocratie nous a manqué", a déclaré le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, tout sourire. "Vous verrez, le printemps va revenir dans ce pays, si Dieu le veut, et il durera pour toujours", a-t-il ajouté en reprenant un de ses slogans de campagne.

Le duel s'annonce serré pour choisir le treizième président du pays - le troisième au suffrage universel direct, un siècle après la fondation de la République, plus divisée que jamais -.

"Ne pas diviser la Turquie" 

Polarisés entre le président islamo-conservateur Erdogan, 69 ans, au pouvoir depuis vingt ans, et son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, à la tête d'un parti social-démocrate et laïque CHP, les électeurs doivent accorder à l'un des deux au moins 50% des voix plus une pour assurer sa victoire au premier tour.

"Ce qui compte, c'est de ne pas diviser la Turquie", commente Recep Turktan, 67 ans qui patiente devant son bureau à Üsküdar.

Au total 64 millions d'électeurs sont inscrits dans près de 200.000 bureaux à travers ce pays de 85 millions d'habitants, traditionnellement assidus aux urnes avec des taux de participation supérieurs à 80%.

Un troisième candidat, Sinan Ogan, est lui crédité de quelques points. 

Dans une ambiance festive en ce jour de Fête des Mères en Turquie, les électeurs se pressent dans la bonne humeur. 

"L'économie n'est pas la priorité, nous devons commencer par la base: restaurer les droits humains et la démocratie, regagner notre dignité", juge Hande Tekay, 55 ans, dans le quartier huppé de Sisli, à Istanbul.

"Pour le dire simplement, on veut la révolution française: +Egalité, liberté, fraternité+, parce que ces vingt dernières années, tout ça a disparu", renchérit Ulvi Aminci, 58 ans, jean bleu et tatouage sur la main.

"Je dis +continuez+ avec Erdogan", implore au contraire Nurcan Soyer, foulard sur la tête, devant le bureau de vote d'Erdogan. 

Blessures 

Dans la ville meurtrie d'Antakya, l'ancienne Antioche (sud) ruinée par le séisme, Mehmet Topaloglu est arrivé parmi les premiers : "Il faut du changement, ça suffit".

Les blessures restent vives trois mois après le drame: "Avant même le séisme mon vote était défini, mais avec le séisme ça s'est confirmé", lâche Aylin Karakas, 23 ans, étudiante en architecture qui vient de voter dans un isoloir de fortune installé dans un conteneur.

M. Kiliçdaroglu, chef du CHP, le parti de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, emmène un front uni de six partis de la droite nationaliste au centre-gauche libéral. Il a en outre reçu le soutien du parti prokurde HDP, troisième force politique du pays.

En 2018, lors de la dernière présidentielle, le chef de l'Etat l'avait emporté au premier tour avec plus de 52,5 % des voix. Un ballotage, qui obligerait à un second tour le 28 mai -date anniversaire du mouvement de contestations de "Gezi", qui a secoué le pouvoir en 2003- , constituerait déjà pour lui un revers. 

M. Erdogan a promis de respecter le verdict des urnes, surveillées par des centaines de milliers de scrutateurs des deux camps et dont il a toujours tiré sa légitimité.

Il se présente cette fois devant un pays usé par une crise économique, avec une monnaie dévaluée de moitié en deux ans et une inflation qui a dépassé les 85% à l'automne.

Face à lui, Kemal Kiliçdaroglu a joué la carte de l'apaisement, promettant le rétablissement de l'Etat de droit et le respect des institutions, malmenées au cours des dix dernières années par la dérive autocratique de M. Erdogan.

Selon les sondages, ses discours brefs, calmes, à rebours des envolées et invectives de M. Erdogan, ont séduit une majorité des plus de 5 millions de jeunes Turcs qui voteront pour la première fois.

Pour le politologue Ahmet Insel, en exil à Paris, "la défaite d'Erdogan montrerait qu'on peut sortir d'une autocratie bien installée par la voie des urnes." 

Une forme de "printemps turc" qui sera scruté de près à l'étranger. Car la Turquie, membre de l'Otan, jouit d'une position unique entre Europe et Moyen-Orient, et est un acteur diplomatique majeur. 

Alors que les bureaux doivent fermer à 17h00 (14h00 GMT), les urnes continuaient de se remplir dans l'après-midi de grosses enveloppes vertes. A l'intérieur, un bulletin pour désigner le président pour les cinq prochaines années, un autre pour désigner les 600 membres du Parlement.  

Arrivé à la mi-journée dans son bureau de vote d'Üsküdar, quartier conservateur sur la rive asiatique d'Istanbul, M. Erdogan a souhaité "un avenir profitable au pays et à la démocratie turque", soulignant "l'enthousiasme des électeurs" en particulier dans les zones affectées par le séisme du 6 février qui a fait au moins 50.000 morts.