51055... Lui qui a vécu, à l'adolescence, "trois ans dans les pires souffrances", a même longtemps caché ces cinq chiffres tatoués sur son avant-bras gauche, "matricule" indélébile attribué aux déportés qui n'étaient pas directement envoyés vers les chambres à gaz.
Après des décennies de silence, il s'était convaincu du "devoir sacré de témoigner de ce crime inouï, inimaginable".
"On n'est qu'une faim"
Né le 5 juin 1927 à Paris, Hirsch Borlant est le quatrième d'une fratrie de dix enfants. L'aîné, Léon, s'étonne aussitôt de ce prénom, qui ne sonne pas français, et décide que tout le monde appellera son petit frère "Henri".
Ses parents, juifs non pratiquants, sont un couple "uni par l'amour et par l'exil". La mère, Rachel Beznos, a fui avec sa famille la Russie tsariste, sa haine antisémite et ses pogroms. Le père Aron, un tailleur venu d'Odessa, en Ukraine, a toujours rêvé de la France, la patrie qui a pris "la défense de Dreyfus, un obscur officier juif".
La famille vit modestement, dans le XIIIe arrondissement populaire de Paris. "Mon père voulait que nous soyons français. On se savait juif, issu d'immigrés, mais le sentiment qui prédominait était celui d'être français", racontait Henri Borlant dans son livre-témoignage publié en 2012.
Dès août 1939, ils fuient pour le Maine-et-Loire. Par précaution, les enfants, scolarisés à l'école catholique, sont baptisés. Le petit Henri devient croyant et pratiquant, et veut même devenir prêtre. Son certificat d'études en poche, il est finalement placé en apprentissage chez le garagiste du bourg.
Cette vie insouciante, sans connaissance des lois antijuives, prend fin le 15 juillet 1942 quand un camion allemand vient rafler une partie de la famille. Dont Henri, 15 ans, 1 mois et 10 jours.
Avec son père, son frère Bernard, 17 ans, et sa soeur Denise, 21 ans, ils sont jetés dans des wagons à bestiaux bondés. Ahuris, sous le choc, à aucun moment ils n'imaginent qu'ils sont déportés pour être exterminés.
"Maman chérie, il paraît que nous partons en Ukraine pour faire les moissons", griffonne Henri dans un mot miraculeusement parvenu à destination grâce à un cheminot.
Mais trois jours plus tard, quand les portes du train s'ouvrent à Birkenau, en Pologne, à l'abominable périple succède l'enfer.
Les hurlements en allemand, les aboiements des chiens, la nudité, le rasage de la tête et du corps, le tatouage, l'odeur pestilentielle de chair brûlée qui sort des cheminées... Puis les habits rayés, l'inhumanité des blocks, des kapos, des journées interminables de travail harassant, la peur, constante, les coups, qui pleuvent, les poux, le typhus, la dysenterie et bien sûr la faim.
"La faim de quelqu'un qui mange peu pendant des semaines, c'est une faim qui l'envahit tout entier. On n'est pas malheureux, on est affamés, on n'est qu'une faim. Le désespoir, c'était pour ceux qui étaient bien nourris", dira-t-il.
"Merci d'avoir survécu"
Transféré de camp en camp, il survit miraculeusement et parvient à s'échapper le 3 avril 1945 d'Ohrdruf-Buchenwald (Allemagne), juste avant l'arrivée des Américains.
A son retour à Paris, il ne dit rien des atrocités subies. Il fait juste comprendre à sa mère qu'elle ne doit pas attendre le retour de son père, ni de Bernard et Denise, exterminés.
On ne lui pose pas de questions. Il n'évoque les camps qu'avec les si chers "copains de déportation". Il se plonge dans les études, devient médecin et épouse une jeune Allemande, non juive et farouchement antinazie.
Ce n'est que la retraite venue, alors que certains camarades sont morts, qu'il se saisit de son rôle de "passeur". Et il se met alors à raconter, encore et encore, inlassablement.
Alors qu'il échange un jour avec une classe de troisième, il est "ému aux larmes" de voir que "l'un des adolescents a écrit de sa petite écriture en pattes de mouche +merci d'avoir survécu+".